Retour d’expérience sur les enjeux et la fabrication du spectacle.
Avec les voix de Morgan Touzé, David Kleinman, Alfred Tomosi, Enora Le Voyer, Virginie Sabis et Andréa, l’hexapode. Musique de Christophe Ruetsch.
On peut lire le texte de Moyak ici.
La version audio de L’Examen Moyak est disponible à l’écoute sur Audible.
Cynisme et compagnie
En commençant l’écriture de l’examen Moyak, je ne savais pas que l’affaire m’occuperait trois ans.
Troisième de nos spectacles (après l’Île de T. et Mort de rien) à témoigner de nos expériences en Ukraine, l’Examen Moyak avait pris tout de suite une tournure cynique : Fukushima était passé par là, qui déclarait tout net que la doctrine capitaliste ne ferait pas mieux que les Soviétiques en matière de grosse fuite. Ce n’était pas une surprise, mais une redoutable confirmation.
Dix ans plus tôt, j’avais bouclé le texte d’un spectacle jamais produit, la Conférence, qui projetait de matérialiser grâce au son binaural la prise d’otage d’une conférence économique internationale. En tant que spectateur, je n’aimerais pas me faire piéger dans un discours politique sensationnel (au sens propre). La Conférence n’était pas sortie du disque dur.
Je ne me posais pas vraiment la question pour Moyak.
En 2013, mon point d’équilibre vis à vis de Tchernobyl tenait dans l’idée de produire une machine inutile, capable de dire un poème par jour dans les zones contaminées désertes : je ne me faisais plus guère d’illusion. J’avais le nez dans l’atelier, m’intéressant aux solutions qui rendraient ce robot durable. Pour continuer à dire de la poésie après nous, l’autonomie d’une machine est une affaire complexe.
Là-dessus, l’Ukraine et la Russie s’empoignaient en Crimée, puis sur la frontière Est. Et la guerre à nouveau conférait aux zones contaminées par l’accident de 86 ce potentiel de refuge dont témoigne Alexievitch dans la Supplication : un repli pour les Tchètchènes fuyant le guerre : ” Mieux vaut un cancer dans quinze ans qu’une balle tout de suite “.
En 2014, à nouveau, la paix nucléaire de Tchernobyl pouvait sembler, en cas d’embrasement, un havre. Simple expression de la hiérarchisation des besoins quand la norme explose. Le même principe avait conduit, du jour au lendemain, le gouvernement japonais à multiplier par vingt la dose admissible.
Cherche mâle reproducteur
Comment naissent les choses qui nous occupent des années ? Dans Moyak, on peut bien le dire maintenant, le fond de l’affaire est en réalité fort simple :
- Sasha Olganovna a fui la guerre et s’est installée dans un village abasourdi de la zone contaminée.
- Elle cherche a fonder une famille (il faut bien envisager de durer)
- Elle a pour compagnie le discours aléatoire (et les comportements d’araignée) d’un robot poétique, version hexapode, prénommée Andrea
Quand j’ai commencé à construire ce premier prototype de Station Parlante Autonome en Territoire Inhumain et qu’il prit la forme d’un hexapode (elle a une voix de femme, nous l’appelons Andrea), j’ai vite compris qu’il était définitivement stupide d’en attendre la moindre autonomie, la moindre solidité pratique, la moindre hypothèse de prolongement.
La scène de théâtre, heureusement, permet de protéger les idées, du moins d’y faire croire. Et si Andrea s’avérait tout à fait fragile (la moquette lui cassait les pattes), on pouvait très bien lui conférer la tchatche dans le cadre d’un spectacle. D’ailleurs, depuis qu’elle ne joue plus, elle cause sur Radio-Tchernobyl.
Que peut-on attendre d’un robot (conçu pour arpenter des bois déserts) se liant d’amitié avec une réfugiée ? Des manigances probablement.
” L’examen porte le nom d’Ernest Moyak, ingénieur franco-turkmène né en 1979 à Dashoguz.
L’invention de Moyak permet de matérialiser l’âme humaine au moyen d’un procédé de transfusion cognitive à base de son binaural.
L’émission est francophone et se présente sous la forme d’une séance de spectacle vivant. Chaque spectateur est muni d’un casque et participe au jury de l’émission.
Ce soir-là, le job miraculeux est offert par une ONG de management environnemental, Nouvelle Agence Coloniale, qui rachète les accidents nucléaires pour y implanter des colonies. Notre sympathique chômeur saura-t-il convaincre le public ? “
Binaural, binaural & binaural…
L’examen Moyak utilise trois modalités binaurales :
- une bande-son tournée en binaural (le candidat dans sa cuve, le chœur légal, les rêves, les publicités, etc.), c’est-à-dire des espace-temps décorrélés de la salle de spectacle
- une prise de son live (les adresses de l’animatrice au public, les haut-parleurs mobiles) sur scène, au moyen de deux têtes artificielles diffusées en direct dans les casques
- et la diffusion de prises de son du public, réalisées bien en amont, mais dans une salle de spectacle, c’est-à-dire un espace-temps en phase avec le lieu de diffusion
Pour cette dernière modalité, l’Agence du Verbe a organisé, courant 2015, des séances spéciales de prises de son en public. L’animatrice s’adresse au public pour lui soutirer les réactions prévues par le scénario du spectacle. Ces séquences doivent permettre de manipuler le public réel des séances de l’émission-spectacle.
Ces opérations de captation constituent une forme de spectacle vivant : vous êtes dans la salle, une comédienne vous lance des bouts de texte, le metteur en scène vous explique comment vous devez réagir (rire, huer, lancer une proposition) et dans une paire de siège, deux spectateurs mutiques (les mannequins) captent la chose. On est obligé de vous raconter un minimum le contexte et c’est souvent drôle.
Spectacle sous casque
Qui dit spectacle dit lumière et qui dit lumière dit voir. Et en binaural, il peut être utile de mettre la vue en sourdine. La précieuse petite mécanique psychologique que le son déclenche (elle libère les images mentales personnelles) est fragile. Fournir des images réelles (à l’œil) est facilement contre-productif. Sauf à jouer dans le noir total, il reste donc la pénombre, l’obscur, entre chien et loup.
Qui plus est, il est difficile d’obtenir pour un large auditoire un réglage cohérent de l’assemblage audio-visuel :
- Depuis votre place, vous voyez la scène (avec une certaine ouverture angulaire)
- Mais vous recevez via votre casque le son capté par un autre point de vue et avec une autre ouverture angulaire
Nos études préalables sur la fenêtre d’intégration audiovisuelle montraient que nous pouvions compter sur certaines tolérances, mais très dépendantes du degré d’empathie de l’auditeur vis à vis de ce qui se passe sur scène. En gros, s’il était captivé, l’auditeur (son cerveau) pouvait bien faire fi de la plus manifeste incohérence entre la position de l’objet sonore et celle de l’objet visuel. Pas gagné. Nous avions donc renoncé à installer les mannequins dans le public. Ils seraient sur scène et utilisés plutôt dans l’axe frontal.
Quelle que soit l’incohérence de la projection, l’auditeur fait coïncider la source sonore virtuelle avec la source réelle (ici les réponses d’un auditeur « naïf », autrement dit sans compétence particulière dans le son)
La vue aide l’auditeur à faire coïncider la source sonore virtuelle avec la source réelle (ici les réponses avec et sans la vue d’un auditeur “expert”)
Au final, dans l’espèce de rituel de l’émission, les repères, les objets, les liquides sont phosphorescents. De la cordelette, du tube en silicone, des galets, des graviers translucides et jusqu’à l’urine d’Andréa. MC Kabân, le sanglier, les charge en photons au fur et à mesure de la partition avec des lampes compactes très puissantes. Une paire de petits projecteurs à leds sur batterie, pilotés en dmx, éclairent au début du spectacle la présentation de l’émission. Tout l’éclairage marche sur batterie donc.
Techno
Objet scénographique, la régie est sur le plateau et alimente en AES 24 bits 96 kHz les boitiers S2, lesquels distribuent vers seize boitiers D8 (128 casques). Les casques sont déployés en une heure. La distribution des casques n’est plus un souci depuis que nous utilisons le système Feichter. L’auto-diagnostic vérifie qu’ils sont tous correctement branchés et qu’ils délivrent bien une stéréo.
Le niveau sonore est celui de toute la production, calé sur le référentiel du boitier maître S2 : de la post-prod à la diffusion, il n’y a plus de différence de son. Le mixeur du spectacle est Live sur un Mac portable via une carte-son RME. Live pilote également la conduite lumière par un petit convertisseur USB.
Le spectacle tourne sans technicien : un “play” à l’entrée du public et c’est parti. Morgan cale son jeu à la seconde près quand c’est nécessaire (voire moins, quand elle tire le coup de feu).
Les ouvertures et fermetures de micros (les deux têtes artificielles, le stéthoscope HF), les envois dans les petites enceintes Bluetooth (celle de Kabân et celle d’Andrea) sont programmées avec des mute ou des cross-fades. Comme je ne joue quasiment pas dans ce spectacle et que la petite régie est le plus souvent dans l’ombre, je ne suis pas loin, prêt à intervenir. La fiabilité en répétition de ce modeste dispositif n’a pas incité à prévoir un lecteur de secours.
Écrit et réalisé en binaural par Pascal Rueff
Production L’Agence du Verbe
Avec, par ordre d’apparition :
Sasha Olganovna, Morgane Touzé
Andréa, un hexapode fantôme X, sous logiciel Zenta, soigné par Thibaut Laluque, et Rui Emmanuel Candeias
L’hôtesse qui susurre à l’oreille, Enora Levoyer
MC Kabân, Gaëtan Samson
Thierrry Batalo, le candidat d’hier, Pascal Rueff
La future candidate numéro 1, Gaelle Thévenet
Le futur candidat numéro 2, Simon Bouvet
La future candidate numéro 3, Céline Barrère
Virginie Romersse, cadre de la NAC, Virginie Sabis
Victor Lipch, le candidat en cuve, David Kleinman
La scientifique numéro 1, Émilie Guillement
La scientifique numéro 2, Rozenn Nicol
La scientifique numéro 3, Marie Targues
L’avocat, Alfred Tomozi
Le grand frère du candidat, Pascal Rueff
Musique de Christophe Ruetsch.
Interprète en Ukraine : Olga Mitronina
Chargés de production, Virginie Sabis, Frédéric Le Floc
Diffusion sonore et expertise électronique, Feichter Audio
Assistant prise de son et de montage, Olivier Lesire.