Du vent
J’ai eu l’occasion, récemment, d’entrer à nouveau dans le paysage.
C’est en Ukraine pour moi que le mot paysage a défini son amplitude.
Pour dire quelque chose d’un territoire où l’image ne montre pas grand-chose, j’étais revenu au sonore. Je n’y croyais pas du tout. Il ne se passait quasiment rien : du vent, des insectes, quelques oiseaux. J’avais cessé de bouger et j’avais regarder passer le temps, littéralement.
Je viens de retourner à Tchernobyl, enregistrer encore la trace de cet événement tenace qui n’a désormais cours qu’en secret. Ce geste dure depuis six ans (au moment où j’écris) et il n’est pas terminé. C’est assez lent.
Il m’a fallu apprendre comment tenir debout dans des paysages justement où l’homme est un souvenir — quelquefois moins.
Le preneur de son n’est plus tellement le témoin de phénomènes macroscopiques, mais plutôt celui de sa propre singularité, seul dans des kilomètres cubes de silence.
Il faut inventer un mot pour parler de notre disparition de la gamme de l’audible, à ces endroits qui nous ont pourtant connus et qui, sans l’accident, ne seraient guère exotiques.
Cette sauvagerie récente, a vingt-neuf ans. Et de fait, ces sonographies sont de pures ambiances.
Quantité de signaux y sont intelligibles, mais leur lecture a glissé. Quantité de choses se jouent, mais rien dont nous sommes acteurs. Nous avons cessé d’émettre. Le petit cerveau du preneur de son sait très bien reconnaître qu’il est seul à fonctionner dans ce volume territorial intense.
Que fait-il là ? Est-il en danger ? A-t-il peur ? Et de quoi ? De son propre bruit ? De celui du compteur, seul et dernier artefact ?
Comment témoigner de cette expérience autrement qu’en transportant l’auditeur ? C’est-à-dire par le véhicule d’une transposition efficace ?
Il m’a fallu passer par bien d’autres captures (tourner en super8, faire patienter la lumière dans un sténopé, planter dans le sol du film radiographique dentaire, écrire toujours) pour en revenir à l’évidence de la prise de son binaurale.
Comment mieux transporter l’auditeur qu’en l’immergeant des dizaines de minutes dans ces paysages, dont le caractère banal n’en est pas moins parlant ?
C’est donc par le biais du mannequin — alter ego éteint — que la chose entre en moi, comme j’entre en elle. J’entre dans le paysage. Et ce n’est pas disparaître, mais se reconnaître, singulière petite bestiole consciente.